Il n’y a pas de belle surface
sans une profondeur effrayante
Nietzsche1Qu’est-ce qu’un tableau sinon un monde ordonné autrement et jeté comme un défi face au chaos du monde réel ? Ce chaos (sensations, émotions, douleurs, jouissance, fulgurations et opacités) est pourtant ce qui fait peindre. La peinture est la forme d’un effort pour s’arracher à l’informe qui nécessite qu’elle soit. Elle est la figure d’un défi à l’infigurable.Ainsi un peintre ne peint-il jamais que la peinture — le point d’origine de la peinture en lui. Le célèbre tableau de Courbet figure, certes, un sexe de femme. Mais il représente bien d’avantage la fente d’où sort le monde sensuel de la peinture : il peint le désir qui fait que ça peint.Les formes que forme la peinture sont la trace d’un désir de différence (la ligne d'un dessin) qui garderait en elle le souvenir de l’indifférencié. Elles sont l’effet d’une volonté de mesure qui resterait hantée par le démesuré qui fit que cette volonté apparut.Quoi de moins différencié, quoi de plus démesuré que l’expérience que nous faisons du corps érotique (celui que nous habitons comme celui que nous désirons) ? Et quoi (donc) de plus constant, dans le monde de la peinture, que l’effort de différenciation et de mesure de la démesure des corps ?Mathias Pérez relève ce défi. Il nous montre, monstrueusement voluptueux, des morceaux de corps, simplifiés, figés en emblèmes, cernés d’un peu de mémoire tendue. Mais le travail, en eux, de la texture peinte (transparences, épaississements lissés, capillarisation insidieuse du medium, superposition tremblante des pigments) les assigne à l’inexorable énergie du désir qui fit que ces formes furent à la fois impérieusement engendrées et à la fois savamment discernées du magma de l’oublieuse matière.2Sur ces peintures, il n'y a rien à voir que de très simple : des formes élémentaires, peintes à plat, frontalement posées dans l'espace quadrangulaire, sans rien qui distraie le regard de leur puissance d'affirmation. Ces formes sont explicitement sexuées. D'évidence, elles sont féminines : on repère des courbes de reins, de seins, la sinuosité envaginée d'un tracé d'entrejambes. Mais, à ce point de réduction schématique du dessin anatomique, leur biomorphisme excède l'assignation générique. C'est qu'on ne peut les regarder sans que la mémoire cultivée y accroche le souvenir des propositions peintes auxquelles elles font tacitement référence : les silhouettes féminines des papiers découpés de Matisse, bien sûr — mais aussi bien les formes phalliques noires des Élégies de Motherwell ou les modules ambivalents qui ponctuent les grandes toiles de Viallat. Ainsi leur féminité ouvre-t-elle à une manière de représentation synthétisée de l'indice sexuel en soi. Comme si, ici, le corps mis à nu par le dessin se retrouvait trans- ou poly-sexué de par l'exclusivité célibataire de sa sexuation même.On peut le comprendre : il aura fallu au peintre peindre à la fois l'objet de son désir (des corps de femmes), le sujet de ce désir (une tension masculine — celle qui commandait naguère les Ogives ou les emblèmes phalliques de sa peinture) et, bien davantage encore, l'énigmatique autre objet de ce désir : la peinture elle-même. Voici donc cet autre : à la fois rêveusement fluide et violemment calibré, bordé et débordant, géométrisé et pulsionnellement gesticulé. Formellement ambigu parce qu'à la fois source et but du désir qui fit que des formes se formèrent en figures. Et c'est sans doute d'abord de leur capacité à suggérer l'imminence de cette transaction des marques sexuées dans l'élaboration symbolique que ces images délibérément sommaires tirent leur force de fascination : alertent et interrogent.3En somme, ce n'est pas si simple. Le complexe, d'ailleurs, affleure, si on y regarde de plus près.Il s'affiche dans les variantes de la méthode : papiers découpés (ou déchirés) puis collés ; pochoirs ; formes arrachées en négatif et découpées comme un rien (la chose) dans le plein de l'image ; ou formes tatouées «sur» la peau du fond ; lavis transparents ou opacités gouachées ; alternance du rapport clair/foncé dans le dispositif forme/fond ; nombreuses variantes colorées. Comme s'il s'agissait de multiplier les modes d'approche, ou les angles d'attaque, face à un motif qui sans cesse se retire, à la mesure même de l'effort technique qu'on fait pour le fixer.Complexe aussi le détail de la mise en place. D'abord il y a cette tension entre les formes biomorphiques et l'orthogonalité du format. Le tracé peint y courbe l'espace. Comme si chaque tableau devait à chaque fois être à nouveau le ring où s'affrontent la géométrie du code (le cadre, le format, la surface) et une distorsion sinueuse qui la conteste sans pour autant pouvoir exister sans elle. Cette distorsion est comme l'anamorphose d'un Autre, invisible autrement, qui ne saurait se figurer que par cette courbure distordue dans l'ordonnancement symbolique des abscisses et des ordonnées.On voit bien encore que tout ce qui fait tenir l'image autrement que comme vignette chromo se joue dans les sutures entre forme et fond : les lignes de la découpe, le tremblé du tracé, l’arabesque hésitante, dédoublée, raturée, le décalé des diverses épaisseurs de formes collées. Tantôt un tremblé vaporeux fait nimbe autour de la sévérité du tracé — et le cerne des formes vacille : c'est une montagne chinoise, un lambeau d'estampe Tang. Ou bien une infime tache de lavis pose son ombre là où s’ouvrit un entrejambes ou un embryon de sillon mammaire — et l’espace peint se creuse autour, tressaille. Au contraire, il se projette vers nous, quand la minuscule entaille d'un emblème vaginal le fend soudainement de son œil ironique.De même le travail de composition : à côté des tableaux porteurs d'une image unique, voici des images sériellement répétées ; voici encore des bandes de papiers, chacune porteuse d’un motif, alignées verticalement en dyptique ou en triptyque. Chaque tableau est alors un écu parti, où l’image devient meuble héraldique et s’abstractise dans la symbolique un dispositif mesuré qui comprend sans s'y annuler le démesuré du motif.4Au moment de l'esquisse, le tracé fut fait au plus près du corps du modèle, «à le toucher», comme on dit. Ainsi dessinait Matisse, dans les années 1950. Mais «à le toucher» ne veut pas dire en le touchant. Le plus près impulse l’effort au plus lointain (à l’apathie du style). C’est passé quelque part entre la tentation du toucher (réel) et la résistance à ce toucher (l’interdit), dans une sorte d’asymptote méticuleuse au corps. Cet entre introduit, infime mais implacable, la distance du symbolique : le relevé, l’écart qui fait sublimation et convertit en pur amour (en amour sans objet) l’amour de l’objet qui fit, fait et fera peindre. La peinture est la cristallisation de cet amour-là, vide, saturé du vide de l’objet récusé en même temps que désigné.Au vrai, ce ne sont pas corps que montrent ces peintures. Mais des morceaux de corps, obstinément acéphales, sans membres. Ce sont des troncs : des figures du tronqué. Des corps morcelés, résumés à la déclarativité de leurs fragments sexués (seins, fesses, vagins). Ce que montre alors cette sorte de leçon d'anatomie post-matissienne, ce n’est pas tant l’autre corps, le corps de l’autre (d’une autre : d'un modèle) — que le corps en soi : le corps comme autre, celui du peintre aussi bien. C'est-à-dire l’autre qu’est pour chacun son propre corps : jamais perçu autrement que par fragments, renversé dans l’expérience du miroir, ignorant de son énigmatique envers comme de son épouvantable dedans, la tête toujours perdue dans l'inconscience de soi.Dit autrement : le corps entier (la totalité anatomique) n’est présent qu’en tant qu’absent. Chaque morceau montré est métonymique : il vaut pour tout le corps. Mais il vaut bien davantage encore pour l’absence du tout que serait le corps. La peinture ne tient au corps que pour autant qu’elle n'en monte que des bribes démontées, et qu'elle l’évince comme figure entière. Chaque lambeau métonymique joue ce temps d’évincement parce qu’il allude au retiré de la présence globale. Et il fait sens de ce retirement. Ce retrait emphatique nous dit quelque chose de l’impossibilité de fixer l’é-normité du corps (désiré, désirant) dans la pacification des images saisies en miroir. Il nous suggère que la vérité du corps commence précisément là où cesse le pouvoir qu’auraient les images de le représenter entier, apaisé, serti : nommé.Il nous dit aussi que la puissance du désir cannibalise le corps, le dévore et l’annule. La peinture mange les corps, comme le fait la lumière. C’est son érotisme à elle : destructeur — ainsi dans les Women de De Kooning.Peindre des corps est surtout peindre le creusement du désir qui défait les corps et l’impossibilité de faire que le corps réel (le corps du réel) soit, dans la peinture, autre chose qu’une trace innommable qui ronge toute totalité figurative. Ainsi les corps peints s’oublient-ils, éclatés, décapités, morcelés dans le mouvement de la couleur, tenus cependant au souvenir du modèle (au réel) par le dessin (l’arabesque) qui les noue en figures.6Je voir ces éclats de corps flotter en lavis sombre dans l’humidité du fond plus clair : effet, le long des bords de la figure, de halo flouté, d’auréole, de pelage capillarisé. Sensation d’une porosité, ou d’une perméabilité, de la forme au fond, et vice versa. Qu’est-ce que cette profondeur dont la surface palpite ? Sans doute la hantise du qui-ne-peut-se-figurer. Et qui est pourtant, précisément imprécis, cela même qui fait peindre. Comme si les formes n’apparaissaient que fantômatiquement transpirées, ou expirées, par le fond, soufflées en avant et ruisselantes encore du magma des fonds. Et chargée alors de la symétrique sensation de leur disparition imminente. Épiphanie et agonie, ensemble. Ce mouvement, spectral : la peinture, comme fiction/défection de la figure. Dans la proposition symbolique, le réel ne vient que comme revenant, fiction hantée d’un pouvoir de défection simultané de ce qui, sous sa poussée, se fait (se forme). Le réel dont la peinture traite est hantise, souvenir. Il est la venue du dessous, le revenu spectral du reste imprenable de la prise en figures.7La peinture met le corps en Gloire. C’est-à-dire qu’elle le sacre et le massacre. Elle l'expose comme massacre, ou trophée, de sa chasse au réel. En elle, il trône. Mais défait par ce qui, en lui (en son image fixée), fait trace de ce par quoi il échappe à toute définition (à toute finitude des figures et des noms). Ainsi éclipsé et défait, il fulgure : comme impossible. Il appelle, du fond de cette éclipse, l’énergie ambiguë du désir : éros, besoin de toucher, conversion de ce besoin en pulsion scopique, soumission distanciée à la sommation de symboliser, sublimation peinte. Sous le double effet, simultané, de l’exigence et de l’interdiction de représenter. C’est de ce mouvement palinodique (offert/refusé, donné/retiré, défini/infini) qu’est saturée l’aura de la peinture : son charme sensuel et la violence déceptive de son noli me tangere.Ainsi je touche ce corps, moi qui voir, à ma façon — moi qui identifie ces images comme images de corps. Mais je touche aussi bien son absence : je touche à ce corps en tant qu’intouchable, je touche à l’intouchable. Je touche à la peinture comme mise en touche(s) de l’intouchable. Car que cherchons-nous à toucher, sinon la puissance de cette perte, dans l’expérience d’une castration qui tranche dans l’envie de toucher, sans médiation, en dévotion à la matière stupide : l’interdit même qui instaure la distance optique et symbolique dont toute peinture est, à chaque fois, la manifestation exemplaire. «Reculez-vous, disait Rembrandt, l’odeur de la peinture n’est pas saine». Recul, oui — mais pour mieux sauter dans la sensation vive du réel qui reste, littéralement, intact, détouré en creux, négatif et spectral, dans la plénitude des images.